La plainte selon laquelle les bananes vendues aux États-Unis et en Europe n’ont plus le même goût qu’avant sera familière à beaucoup. Elle revient presque chaque fois que le cultivar « Gros Michel », qui a dominé le commerce international jusque dans les années 1950, est mentionné dans un article sur la menace que représentent les cultivars Cavendish qui l’ont remplacé.
Je n’avais aucune raison de douter que le « Gros Michel » était le meilleur fruit jusqu’à ce que j’en goûte un en Ouganda, où il est appelé « Bogoya ». J’ai trouvé qu’il avait le même goût que les cultivars de Cavendish que je connaissais. Bien sûr, ma réaction est à mettre dans la même catégorie que les témoignages en ligne de personnes qui décrivent leur expérience de consommation d’une banane « Gros Michel » et concluent qu’elle a meilleur goût qu’un cultivar Cavendish. Il n’a que peu de poids, à moins que les deux types de bananes ne soient dégustés ensemble dans un test de goût en aveugle pour éviter que des idées préconçues n’influencent le jugement du dégustateur.
Une occasion de comparer la ‘Gros Michel’ à un cultivar Cavendish dans un test de goût en aveugle s’est présentée lorsque le Jardin botanique de Meise a gentiment accepté d’en accueillir un dans le cadre de sa journée scientifique. Les bananes – « Gros Michel » et un cultivar Cavendish (« Williams ») – ont été gracieusement fournies par AgroFair, un importateur et distributeur de fruits tropicaux biologiques et issus du commerce équitable. Les bananes provenaient de la même plantation au Costa Rica. Elles ont été récoltées le même jour et expédiées ensemble en Belgique où elles ont mûri dans les mêmes conditions. La coordinatrice de ProMusa, Inge Van den Bergh, et moi-même avons guidé les participants tout au long du test, qui consistait à noter (sur une échelle de 1 à 5) le goût, la texture et la couleur de tranches de bananes identifiées uniquement par la lettre C ou D. Nous étions assistés d’une bénévole, Sonia Deneve, qui a préparé les échantillons de bananes, et d’Arne Mertens, qui a expliqué aux visiteurs les recherches du jardin botanique sur la banane.
Les participants ne savaient pas quel cultivar se cachait derrière chaque lettre, mais on leur a dit que l’un d’eux était le ‘Gros Michel’ d’antan, et l’autre le type de banane vendu dans leur supermarché local. L’attitude de certains participants a changé après avoir entendu cela. Ils ont essayé de deviner laquelle était la « Gros Michel », sans doute pour lui donner la note qu’ils pensaient mériter. Lorsque nous avions le temps, nous prenions les participants à part pour leur dire quel cultivar ils avaient préféré. L’une d’entre elles a été tellement surprise de découvrir qu’elle avait donné la note la plus élevée au Cavendish, qu’elle a demandé à changer sa réponse.
Les personnes encourageant le ‘Gros Michel’ seront déçues par les résultats : 46% des 113 participants ont donné une note plus élevée au goût du Cavendish, contre 38% qui ont préféré le ‘Gros Michel’. Les 16% restants n’ont exprimé aucune préférence. Plusieurs participants nous ont dit qu’ils étaient surpris qu’il y ait si peu de différence de goût.
Tableau de couleurs du goût
Ceci contraste avec la réaction d’un petit groupe de personnes lors d’un test de goût à l’aveugle organisé deux jours avant l’événement du jardin botanique. Ils n’étaient pas d’accord sur lequel des deux échantillons était le meilleur, 7 personnes ont préféré le Gros Michel et 4 le Cavendish, mais ils ont tous dit qu’ils avaient senti une différence. Deux jours après l’événement au jardin botanique, nous avons organisé un autre petit test de dégustation à l’aveugle avec les bananes restantes, qui étaient alors entrées dans la phase 7 (voir le tableau). Cette fois, 7 personnes ont préféré la Cavendish et 4 la Gros Michel. La plupart ont fait remarquer que la différence de goût entre les échantillons était subtile. Le facteur décisif était souvent la texture.
Une histoire d’amour martiniquaise
J’ai demandé à Christophe Bugaud, chercheur en alimentation au Cirad, le centre français de recherche agronomique pour le développement international, si les différences de goût entre les cultivars ont tendance à être moins prononcées plus les bananes sont mûres. Il a déclaré qu’il n’avait pas effectué de tests standardisés sur la question. Tous les cultivars qui font l’objet des tests de dégustation à l’aveugle qu’il supervise sont à leur stade optimal de consommation (l’âge, en jours, auquel les fruits doivent être récoltés, et le nombre de jours suivant le début de la maturation auquel ils doivent être consommés). Mais d’après ses observations, il dirait que les différences de qualités sensorielles entre les cultivars ont tendance à être plus marquées à mesure que les bananes sont mûres.
Bugaud n’a cependant pas été surpris qu’une majorité des participants préfèrent la Cavendish. « Les Martiniquais disent qu’ils préfèrent le ‘Gros Michel’, mais lorsqu’ils sont testés à l’aveugle, c’est le Cavendish qu’ils préfèrent ». En 2014, il était le chercheur principal d’une étude qui a impliqué 96 personnes en Martinique et 118 à Montpellier. Les participants ont été invités à noter 12 cultivars, dont 4 hybrides du Cirad, sur une échelle de 1 à 9. Le cultivar le plus apprécié, quel que soit le lieu, est un Cavendish (‘Grande Naine’) avec une note globale de 6,9. Gros Michel » arrive en deuxième position (avec une note moyenne de 5,7), ex aequo avec trois cultivars (« Prata Ana », « Fougamou » et « Mossi ») et deux hybrides du Cirad (925 et 918).
L’affection de la Martinique pour le Cavendish s’est manifestée dans l’analyse en grappes, qui a révélé quatre groupes de consommateurs aux préférences contrastées. Le groupe 3 (25% des participants) était constitué des consommateurs qui avaient fait l’éloge du Cavendish, lui attribuant une note moyenne de 7,9. Ce groupe était principalement représenté par des Martiniquais.
Les consommateurs montpelliérains dominaient le groupe 2 (30% des participants), qui comprenait les personnes ayant donné aux cultivars une note proche des valeurs moyennes globales. Le groupe 4 (27% des participants), n’aimait pas les bananes, à l’exception de la Cavendish, puisque la note moyenne qu’ils ont donnée à tous les autres cultivars était inférieure à 5.
Le groupe 1 (18% des participants) était le plus petit regroupement mais le plus ouvert aux différents types de bananes. Les personnes de ce groupe ont donné à tous les cultivars, à l’exception du ‘Pisang Madu’, une note comprise entre 6 et 8.
Etant la banane supérieure court dans la famille
Il ne faut pas s’étonner que les cultivars ‘Gros Michel’ et Cavendish aient un goût similaire, étant donné les autres choses qu’ils ont en commun, à commencer par leur fond génétique. D’abord, ils sont triploïdes, c’est-à-dire qu’ils possèdent trois copies de chaque chromosome porteur de gènes. Elles ont hérité de leur génome triploïde il y a des siècles, voire des millénaires, lorsque deux bananes diploïdes (2n) se sont accouplées et que l’une d’elles a transmis l’intégralité de son génome au lieu de la moitié habituelle. Les analyses moléculaires ont révélé que les cultivars Gros Michel et Cavendish partagent le même parent 2n, un cultivar Mlali, ce qui en fait au moins des demi-frères et des demi-sœurs, ou plutôt deux tiers. L’identité du donneur de l’autre série n’a pas été établie. Mais étant donné la proximité génétique des cultivars ‘Gros Michel’ et Cavendish, le parent n est soit le même cultivar, soit deux cultivars étroitement apparentés.
Ces quasi-frères et sœurs font également partie des quelques types de bananes dont la couleur de la peau annonce avec précision la maturité du fruit, une qualité qui a contribué à leur ascension au sommet.
La banane accoste à New York en 1906.
À l’aube du commerce d’exportation, au début des années 1880, la ‘Gros Michel’ n’était pas le seul type de banane expédié aux États-Unis. Dans son livre Banana Cultures, l’historien John Soluri souligne que même si les consommateurs appréciaient le goût et l’arôme de la « Gros Michel », ces qualités n’expliquent pas à elles seules pourquoi elle avait éclipsé ses rivales au début du XXe siècle. Les références fréquentes à d’autres cultivars dans les livres de cuisine et les magazines suggèrent que le « Gros Michel » n’était pas le plus apprécié. En 1905 encore, les bananes rouges étaient vendues deux fois plus cher que les « Gros Michel ». Soluri soutient que « les intérêts et les désirs des expéditeurs et des marchands de fruits ont joué un rôle majeur dans la détermination de la proéminence du Gros Michel ».
Les cultivars Cavendish sont entrés en jeu dans les années 1960 lorsque, après des décennies à essayer de devancer la flétrissure de Fusarium (alias maladie de Panama) en défrichant les forêts pour compenser les plantations abandonnées du ‘Gros Michel’ sensible, l’industrie a abandonné son cultivar préféré. Elle l’a remplacé par des cultivars Cavendish, non seulement parce qu’ils étaient résistants, mais aussi parce que – selon les termes d’un cadre de United Fruit – ils pouvaient « tromper la plupart des gens » en leur faisant croire qu’ils mangeaient un « Gros Michel ».
Il est normal d’avoir besoin de tests de goût à l’aveugle pour nous rappeler quelque chose qui était déjà connu. Après tout, c’est pour cela qu’ils existent : pour nous aider à voir la réalité telle qu’elle est, et non telle que nous la souhaiterions.